Pouvez-vous nous parler de votre parcours ? Des choix et des rencontres qui vous ont amenée à travailler auprès du public justice ?
Je me suis lancée en médecine avec l’envie de devenir psychiatre. L’endroit où cette discipline s’articule avec la justice m’attirait. Il faut dire que ma mère, dont je suis très proche, travaillait en tant qu’éducatrice auprès d’un public adolescent délinquant. Elle en parlait d’une façon qui ne s’oublie pas, cela m’a beaucoup marquée.
J’ai effectué deux stages d’externat en médecine légale, à Poitiers avec le Dr. Michel Sapanet, puis à Rennes, avec le Pr. Marie-Annick Le Gueut. Pour mon premier stage d’internat, en septième année, j’ai choisi d’aller à l’unité pour malades difficiles de Plouguernével (Bretagne), dans le service du Dr. Denis Chateaux, puis dans le service fermé du Dr. Clément Lozachmeur à Rennes. Tous deux font par ailleurs des expertises judiciaires, j’ai beaucoup appris à leurs côtés. Puis j’ai eu la chance de travailler auprès de psychologues chercheurs : l’équipe du Pr. Thierry Pham en Belgique.
La complexité de la psychiatrie légale, située au carrefour de nombreuses sciences (la médecine, la biologie, mais aussi la psychologie, le droit, la philosophie…) satisfait pleinement ma curiosité.
Dans cette unité de malades difficiles il y avait du public justice ?
Oui, les personnes incarcérées peuvent être hospitalisées en UMD, à l’occasion d’une décompensation psychiatrique. L’UMD accueille des patients présentant des comportements violents, s’occuper d’eux a été très enrichissant. Même si je me suis beaucoup intéressée aux neurosciences pendant mon internat, relativement au trouble de personnalité psychopathique essentiellement, j’affectionne le versant plus « socio », plus « philo », auquel le médecin qui traite d’un passage à l’acte judiciarisé est nécessairement confronté.
Dans la branche légale de la psychiatrie, il est plus courant qu’ailleurs de mesurer les enjeux judiciaires et sociétaux avant de se prononcer sur une situation donnée. Certains patients peuvent réitérer des actes violents. Dans le cas de la violence interpersonnelle, il peut y avoir des victimes. Se pose aussi la question des limites : même si c’est pathologique, qu’est-ce qui est « acceptable » et qu’est ce qui ne l’est pas ? Qu’est-ce qui est « punissable » ? Avec toute la question de la responsabilité pénale. L’opinion l’emporte souvent dans son envie de condamner « tout le monde », malade ou pas. Le rôle du médecin est bien sûr d’apporter les solutions thérapeutiques les plus adaptées, mais aussi d’expliquer – qu’il soit expert ou non - quelles sont les limites du discernement des auteurs. Cet élargissement de la réflexion qui porte sur l’acte criminel ou délictuel commis par quelqu’un de malade me fascine.
Quand et comment avez-vous commencé à travailler en détention ?
J’ai soutenu ma thèse fin 2019, elle portait sur la caractérisation des traits psychopathiques chez les sujets atteints du syndrome de Klinefelter. Puis je suis partie rejoindre l’équipe du Pr. Pham en Belgique, pour débuter une thèse de recherche à l’université de Mons.
Au mois de septembre 2020, un peu par hasard, j’ai accepté un poste de psychiatre à temps plein à la maison d’arrêt d’Amiens. Cela ne m’éloignait pas trop de la Belgique et s’annonçait comme un bon défi à relever ! En tant que médecin responsable, je chéris l’opportunité qui m’est confiée de penser les soins de demain. Il s’agit ensuite de monter des projets pour y arriver.
Deux semaines après mon arrivée, j’ai écrit le projet d’accompagnement post-carcéral. Je l’avais imaginé assez simplement comme une sorte de « dérogation » permettant de suivre les patients 6 mois après leur sortie. Et il a été accepté ! C’est ensuite qu’est venue l’idée de la colocation thérapeutique et d’insertion.
Quel est particularité du public justice que vous suivez ?
Je travaille en maison d’arrêt. La majorité y purge une courte peine (moins de deux ans). Grossièrement, les personnes condamnées se divisent en deux groupes. Un groupe plus jeune, concerné par des faits violences ou de « stup ». Les autres sont plus âgés, 30-50 ans, incarcérés pour des conduites sans permis, parfois en récidive... Une minorité, environ un cinquième de la population pénale, est prévenue pour des faits plus graves (violences volontaires, agression à caractère sexuel, homicide…).
Parmi les jeunes, pour la plupart issus des quartiers défavorisés de la ville et de la région, les consommateurs de cannabis, d’héroïne et de cocaïne sont nombreux. Ils ont des modes de vie stressants, une mauvaise hygiène de vie, et fréquentent souvent des pairs antisociaux. Ils sont très à risque de déclencher des troubles psychiatriques. Il n’est pas rare que le premier épisode psychotique survienne en détention. Pour ceux qui commettent des infractions routières répétées, il y a souvent une consommation chronique d’alcool ; des patients qui ne s’en sortent pas, avec des troubles dépressifs, anxieux, parfois doublés d’un déni du caractère pathologique de leurs consommations. Pour les soigner, nous avons besoin de l’aide de nos collègues des CSAPA éducateurs et psychologues.
Vous arrivez à suivre tout le monde ?
Au début c’était compliqué, car il y avait un manque énorme de temps médical, faute de candidats. Désormais, nous sommes trois médecins et deux internes, avec douze infirmiers, quatre psychologues, un assistant social, une secrétaire médicale, un cadre de santé, et un agent de service hospitalier. Un addictologue nous a même rejoint récemment, à temps partiel. L’équipe parvient aujourd’hui à couvrir tous les besoins.
Le SMPR n’est pas simplement un lieu de consultations : nous proposons aussi des activités de médiation thérapeutiques en groupe, et de l’hospitalisation de jour (sept places). Les psychologues assurent des consultations de suivi post-pénales, sur le long terme, pour les patients sortants en obligation ou injonction de soins. A la différence des psychiatres et des infirmiers, ces suivis ne sont pas limités à 6 mois. Cela leur permet de répondre au mieux aux exigences des magistrats.
Quelles sont les principales raisons de rupture du parcours de soins à la sortie de prison ?
C’est le choc de la sortie : le choc post-carcéral. Tout s’arrête, il faut tout reprendre. Ils sortent, ils sont perdus, même s’ils sont fléchés sur un hébergement et une structure de soins relais. Quelles que soient leurs « bonnes » volontés et convictions vis-à-vis de la poursuite des soins, à l’approche de la libération elles sont assez vite oubliées, voire balayées. Parfois très désorganisés, les patients sortants ont tellement d’autres priorités – trouver un logement, des ressources, refaire des papiers - que les soins passent après. La dérogation que nous avons obtenue permet de différer la rencontre avec un nouveau référent, à un moment si délicat. Cela peut simplifier les choses pour eux, et minimiser les interruptions de suivi à la sortie. Quant aux condamnés à de très courtes peines, ils ne se représentent pas encore les bénéfices de la prise en soin. Le nombre de perdus de vue est plus conséquent parmi eux.
A cela s’ajoute la difficulté de leur obtenir un rendez-vous rapidement. L’offre ne dépasse pas vraiment la demande en psychiatrie… D’autant que nos patients sortants peuvent souffrir de l’étiquette « d’ancien détenu ». A vrai dire, on n’essaye même plus de les faire admettre en unité psychiatrique à la libération, même s’ils en relèvent. Avec le virage ambulatoire, tous ces lits d’hospitalisation qui ferment…. Nos collègues qui travaillent à l’hôpital psychiatrique n’admettent plus que les patients qui décompensent vraiment, en rupture complète de soins. Or quand nos patients sont libérés, ils ont été suivis de près pendant 3-4 mois - voire de très près à hôpital de jour - pendant une bonne partie de leur peine : ce ne sont pas les plus aigus. Le public sortant d’incarcération n’est pas perçu comme prioritaire.
Comment avez-vous participé à la création du projet de colocation thérapeutique ?
Cela faisait un moment que j’avais dans l’idée de trouver des solutions pour faire basculer des patients antisociaux sur un versant plutôt prosocial. De « héros » à « barjot » il n’y a qu’un pas ! Alors pourquoi pas « d’anti » à « pro » ? Pour cela, je pensais déjà à les sensibiliser à tout un tas de choses susceptibles d’éveiller curiosité, intérêt et fierté : la philosophie, l’art, la cuisine, l’écologie. Renforcer leur ego avec des sujets choisis ; favoriser leur mieux-être par leur mise en mouvement réfléchie et dirigée, afin de générer des retombées susceptibles de profiter au collectif.
Pour moi les choses ne sont pas figées, la réinsertion est possible. De toute manière, toutes les études longitudinales en population carcérale on mit en évidence que la désistance (ou la sortie de la délinquance) survient bien, dans la majorité des cas ! Avec les résidents de la colocation, nous voulons faire l’effort de comprendre les ressorts psychologiques de leur conduite antisociale, et dégager les leviers utiles pour l’infléchir.
C’est en suivant des patients sortants hébergés à l’Îlot que j’ai rencontré M. Charles Barbezat [Directeur des nouveaux projets au sein de l’association], je lui ai parlé du dispositif de suivi post-carcéral de 6 mois. En s’appuyant sur l’opportunité immobilière qu’est cette grande maison attenante au CHRS les Augustins, nous avons monté ensemble ce projet. J’ai écrit les intentions et Monsieur Barbezat a su trouver les structures partenaires et les financements pour rendre cela réalisable.
Quelle est particularité de ce projet ?
Selon l’ARS (l’Agence régionale de santé) il s’agit du premier projet thérapeutique de ce type en France, à destination du public sortant atteint de troubles psychiques. La colocation thérapeutique n’est pas un hôpital de jour, ni un CATTP (centre d’activités thérapeutiques à temps partiel). En ce moment, avec les résidents et l’équipe de la colocation, Julie (assistante sociale), Solène (infirmière) et Denise (aide-soignante), nous nous attachons à construire et à mettre en place tous les ateliers thérapeutiques, de sensibilisation et d’information. Il faut aussi arrêter des sorties culturelles qui concordent avec les personnalités de chacun, faire vivre le groupe d’expression participatif. Nous souhaitons favoriser leur entraide mutuelle, et les aider à se saisir pleinement de leur quotidien pour reprendre pied dans le monde libre : faire la liste de courses et cuisiner en suivant la recette, entretenir la maison et planifier les petites réparations, respecter ses engagements et ses obligations... Autant de leviers pour leur apprendre à refonctionner, parce que l’incarcération et leurs problématiques psychiques les en ont empêchés. Du moins, pour un temps.
Comment sélectionnez-vous les patients qui vont habiter la colocation ?
Ce sont d’anciennes personnes détenues, sujettes à des troubles psychiatriques le plus souvent psychotiques, isolées sur le plan social et sans solution d’hébergement. Nous priorisons l’accueil de patients qui se montrent motivés, qui ont envie de se soigner, qui ont déjà investi leur prise en soin psychiatrique. Des personnes avec lesquelles nous avons tissé un lien, sur lequel nous nous appuyons, et grâce auquel les patients peuvent s’inscrire dans une continuité. Pour que ce qui a été fait « dedans », où ils sont très contenus, tienne « dehors », malgré la perte de repères.